Travaux

L’homme numérique

11956599-l-39-homme-numeriqueVous connaissez mon intérêt pour le monde numérique. La pénétration dans notre quotidien des technologies de l’information et de la communication a déjà, mais va encore bien plus, modifier notre rapport à la connaissance, aux autres, à la société.

Après les auteurs de science-fiction, de nombreux sociologues, philosophes, se penchent sur cette évolution ; les théories développées sont particulièrement nombreuses. La matière est si nouvelle, à peine deux décennies, et pourtant, nous constatons déjà de nombreux changements dans les comportements humains.

Ces dernières années ont vu l’explosion de la quantité de données générées par les utilisateurs du web. Les états, les entreprises, les particuliers ont produit 1,2 zettaoctets (soit 1,2 milliard de téraoctets) de données en 2010, 1,8 en 2011, 2,8 en 2012 ; il est prévu 20 zettaoctets en 2020 mais ce chiffre pourrait bien être encore décuplé. Il se fabrique aujourd’hui 7 téraoctets de données par jour sur twitter et 12 sur facebook.

L’univers numérique va bientôt devenir aussi difficile à appréhender dans sa taille que l’univers physique qui nous héberge.

Cet univers numérique est aussi caractérisé par sa constance. Une donnée enregistrée sur internet l’est tant que le réseau fonctionne et comme il n’est pas prévu de le couper… De plus en plus de sites permettent un effacement des informations publiées : textes, images, vidéos. Mais les indexations préalables faites automatiquement par les moteurs de recherche rendent les effacements aléatoires. Difficile de se faire oublier sur internet !

La dernière grande caractéristique du réseau est son immédiateté. Une donnée enregistrée est immédiatement accessible directement et très rapidement indexée. Les communications par mail, par forum, par messageries, ont brisé les frontières du temps et de l’espace physique. Je peux travailler en mode collaboratif avec un japonais et un américain sur un même document.

Ces éléments ont fait du réseau un impératif pour nombre de nos démarches, privées, professionnelles. Impossible de commander un billet d’avion ou de s’enregistrer sans le web sur certaines compagnies aériennes. Impossible de faire telle ou telle déclaration pour une société sans passer par une adresse en WWW.

La simple notion d’adresse a aussi évoluée, d’un lieu, j’habite au tant de telle rue est passée à mon téléphone est le 06 ou mon mail est @quelque-chose, notre localisation informatique étant bien plus utilisée que notre localisation physique.

Les ordinateur étaient des supers machines à écrire, nous les avons interconnectés et nous avons créé un nouvel univers. La jonction de l’internet avec la mobilité, par la mise en place des réseaux non-filaires puis par l’utilisation des smartphones, permet maintenant d’accéder à cet univers en tout lieu avec un appareil tenant dans une poche et aussi puissant qu’un ordinateur vieux de trois ans. En 2012, 55 % des téléphones portables vendus en Europe étaient des smartphones. Il est estimé un milliard d’utilisateurs de smartphone en 2012, le deuxième milliard est prévu pour 2015.

D’autres outils vont bientôt nous envahir et encore amplifier l’interconnexion homme-machine, et donc données numériques et pensée humaine, montres connectées au smartphone, lunettes diffusant des informations, augmentant la réalité. Les google-glass, capables de diffuser de l information sur la rétine, en capacité d’écouter vos paroles afin de les croiser avec les informations disponibles sur internet par l’intermédiaire de votre smartphone, connaîtront très certainement le même succès que ces derniers et rendront internet aussi naturel que mon bras gauche ou ma jambe droite.

On pourrait cumuler les constats, aligner les chiffres, tous vont dans le même sens : notre quotidien devient de plus en plus numérique et connecté.

Il résulte de ce constat une accessibilité permanente au savoir, à l’information et à l’autre.

Le résultat de l’accès permanent au savoir est particulièrement bien étudié par Michel Serres, et je vous conseille la lecture de son livre « la petite poucette » et surtout l’écoute de sa conférence sur youtube, et oui, encore du web.

Selon lui, l’histoire de l’humanité n’a été qu’une succession d’étapes ayant entraîné une perte de la fonction mémoire et corrélativement, une croissance de la fonction cognitive. De l’oral, où il fallait impérativement apprendre sans pouvoir réécouter, à l’écriture, où il a été possible d’étudier à partir d’un document à diffusion restreinte, puis à l’imprimerie qui a permis l’accès à l’écrit de façon plus massive, l’humain n’a fait que perdre de sa fonction mémorielle. Le réseau, l’accès à la connaissance en situation de mobilité, décuple de nouveau notre capacité de savoir sans apprendre et libère donc notre capacité à comprendre.

« Petite poucette », cette jeune fille, scotchée à son portable, qui communique par messages écrits avec ses pouces, a ainsi accès à toute la connaissance qu’elle souhaite, à tous les sujets, à partir de son petit appareil mobile. Il ne lui est plus utile d’apprendre, comme notre génération n’a plus cherché à calculer de tête, la calculette était dans nos cartables, wikipedia lui donnera en quelques minutes toutes les réponses qu’elle souhaite, pourquoi apprendre l’histoire par cœur… Petite poucette a transféré sa mémoire dans son téléphone…

Non seulement elle a accès à toute la connaissance possible, mais elle est informée en permanence de l’actualité, sans aucune limitation. Les fils d’actualités lui permettront d’être informé du moindre événement d’importance, qu’il se déroule à vingt ou vingt milles kilomètre ou sur Mars.

Le sentiment d’appartenir à un monde global lui sera des plus naturel, elle ne pourra que conclure en l’absurdité des frontières, petites lignes tracées sur des cartes par des humains tout juste sortis des cavernes. Le CO² ou la radioactivité, peuvent bien les traverser sans passeport !

En plus de pouvoir tout savoir en tout lieu, d’être informée en permanence, petite poucette est toujours en relation avec ses proches, ses amis. Magie du réseau où la distance a été abolie. Tu me manques, un petit message, une petite photo, une petite visio, que tu sois à deux kilomètres ou de l’autre côté de la planète.

Mais nous sommes encore là dans une utilisation de notre nouvelle fonction numérique comme une excroissance à notre capacité de communiquer avec les individus physiques de notre entourage.

Les réseaux sociaux, les forums, les groupes, nous permettent, en sus, tous les regroupements possibles et imaginables, en fonction de nos goûts, de nos loisirs, de nos activités, de nos idées.
Je suis un intéressé par les mini-voiliers, je n’ai qu’à m’inscrire dans le groupe yahoo des « paradoxbuilders » et une flopée de nouveaux contacts se décarcassera pour me conseiller, m’instruire sur un sujet quasi inconnu du grand public, tout cela en quelques dizaines de minutes.

Les anciens reprocheront un manque de réalité à ses relations numériques entre inconnus physiques mais sont-elles si instables que les relations dites normales. Comment expliquer à petite poucette que la relation physique est plus stable, réelle, durable, que la relation numérique quand presque deux couples sur trois divorcent, quand la vie de nos associations, de nos représentants n’est que successions de conflits et de ruptures.

Elle aura bien raison de conclure que c’est du pareil au même et qu’elle n’a pas plus de raisons d’accorder sa confiance à une relation physique qu’à une relation numérique qui a vécu les mêmes expériences.

Cette vie sociale en réseau amène une nouvelle particularité, petite poucette pourra utiliser une identité unique, mais plus certainement, elle cumulera les « avatars », facette numérique constituant chacun un élément de sa personnalité. L’individu devient ainsi un cumul de « dividus », entités propres, avec chacun son groupe d’amis, ses relations, des plus sages aux plus folles, c’est la remise au goût du jour de la compagnie créole, sous mon avatar, je fais ce que je veux, je veux !

Oui, cette jeune fille, et le jeune garçon aussi, ont donc déjà accès et vivront dans un univers bien différent du notre au même age. L’ensemble de notre système éducatif se doit de prendre en compte ce phénomène et ne pas simplement se contenter de mettre en garde. Appendre à un enfant la linéarité du livre et la globalité du réseau, appréhender l’inutilité de l’apprentissage pour l’apprentissage et développer le sens critique, la réflexion face à une masse incommensurable de savoir susceptible d’être contradictoire, cela sera un des nombreux défis des années à venir que nous devrons impérativement relever.

Nous avons abordé le numérique sous l’angle de l’individu unique. Mais cet individu se déplace dans un espace, tout comme l’espace physique, l’espace numérique se doit d’être garanti, libre.

Or, les dangers sont grands. Le principal est bien sûr l’absence de neutralité du réseau. Le combat est actuellement acharné entre les tenants de la responsabilité de ceux qui gèrent le contenant du contenu qu’ils véhiculent et ceux qui veulent simplement condamner le concepteur d’un contenu illicite.

La pédophile est une abjection, mais il ne vient à personne l’idée de condamner la société CANON ou NIKON car une photo d’un petit garçon nu a été prise avec l’appareil de l’un de ces fabricants… Pourquoi le vouloir pour le fournisseur d’accès.

La neutralité du net est un impératif que devra être inscrit dans nos constitutions, au même titre que la liberté d’aller et de venir, la liberté d’association.

Oui, internet pourra être surveillé, les moyens techniques d’analyse existent : le procédé de deep packet insertion est en capacité d’analyser automatiquement tout le contenu de ce qui transite dans le monde numérique. Comme les caméras dans la rue enregistrent tous vos mouvements… L’usage de ces procédés devra donc être très fortement encadré et non à la main des entreprises privées simplement soucieuses de la protection de leurs copyrights.

Le réseau devra être financé au même titre que les routes ou l’éclairage public, il doit devenir un bien collectif, gouverné pour le bien collectif.

Enfin l’homme numérique repensera toute sa façon de concevoir l’instruction, l’économie, la santé, la politique, la religion.

Ces deux dernières décennies ont vu l’amplification démesurée du phénomène dit d’usure du pouvoir au point de se demander si il n’y a pas usure du système.

A partir de 2000, la côte de popularité de Jacques Chirac est passée de 60 % d’opinions favorables en juin 2002 à moins de 20 % en juin 2006. Nicolas Sarkozy a obtenu le même résultat entre mai 2007 et mai 2011. François Hollande est sur la même pente avec avec une belle accélération, un an après son élection, il ne recueille plus que 25 % d’opinions favorables.

Pourtant, lors de son premier septennat, Jacques Chirac est resté assez stable avec environ 50 % d’opinions favorables sur la période. François Mitterrand et Valéry Giscard d’Estaing ont aussi subit des baisses de côte de popularité mais bien moins rapides, bien moins systématiques.

La mise en relation de l’émergence de l’homme numérique, ayant accès à l’information et donc en capacité d’avoir un avis, d’émettre un jugement, avec ces résultats ne peut à mon avis être occultée.
Paul Valéry avait dit : «La politique, c’est l’art d’empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde ». L’homme numérique ne pourra plus être empêché. Il avait aussi dit « Le mensonge et la crédulité s’accouplent et engendrent l’opinion », l’homme numérique, si il a correctement appris à interagir avec la multitude d’informations accessibles pourra déceler le mensonge, éviter de croire celui qui parle le plus fort.

La politique, cette affaire de spécialiste, devra être repensée, est-ce la fin de notre démocratie représentative, faut-il penser une une démocratie participative ? Un état munis d’un appareil neutre en capacité de mettre en place une politique déterminée par un « wikilitic », wikipedia des idées, construit sur le même principe d’agglomération de contributions individuelles. Tout sera certainement à réinventer.

Certains voient dans l’avènement de cette nouvelle période numérique la possible fin du monothéisme, courant religieux né avec l’écriture et donc la linéarité du livre. La globalité du net pouvant de son côté induire une nouvelle forme de polythéïsme, l’humain étant devenu habitué à intégrer des idées contraires dans son mode de raisonnement.

Laissons les croyances à leur place. L’homme numérique pourra donc être en capacité de savoir, d’avoir accès à tous les avis, même si ils sont contraires, mécaniquement, il apprendra à agréger ces idées différentes afin de les confronter aux siennes et ainsi certainement évoluer… Cela ne vous rappelle rien ?

Je ne vais pas pousser plus loin les exemples où le numérique induira de profondes modifications comportementales, on pourra reprocher à ma planche un certain angélisme, une béatitude face à la prégnance de la vie numérique. Il n’en est rien. J’ai l’intime conviction du caractère inéluctable des transformations en cours, nos générations n’observant que le début de ce changement.

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