Travaux

Comment devient-on un monstre ?

Etude des mécanismes psychologiques et sociaux conduisant un homme à devenir un monstre

Etude des mécanismes psychologiques et sociaux conduisant un homme à devenir un monstreJe ne peux m’empêcher de débuter cet exposé par une série de précisions qui me semblent indispensables à vous apporter aujourd’hui. Précision d’abord sur le fait que j’aborderai un thème et une interrogation qui me sont très personnels qui peut-être trouveront difficilement un écho dans vos propres expériences, vos propres réflexions. Précision surtout parce qu’à l’appui de mon argumentation, je serai amené à évoquer des situations atroces survenues durant la seconde guerre mondiale. Je souhaite à ce titre que vous ne voyiez dans le choix de ces exemples aucune fascination morbide ou malsaine, mais la recherche d’un témoignage direct des paradoxes de la nature humaine.

Mes goûts musicaux étant beaucoup plus éclectiques que ce que certains d’entre vous peuvent craindre, j’écoute avec plaisir et surtout une certaine perplexité la célèbre chanson de Jean-Jacques GOLDMAN :

Si j’étais né en 17 à Leidenstaadt
Sur les ruines d’un champ de bataille
Aurais-je été meilleur ou pire que ces gens
Si j’avais été allemand ?

C’est toute l’histoire passionnante de la seconde guerre mondiale, qui est assez lointaine et cauchemardesque pour paraître quasiment irréelle, mais dont les cicatrices sont tellement présentes que nous y sommes régulièrement confrontés à travers les media ou le récit de membres de nos familles. Cette question fait écho chez moi à une véritable angoisse sur ma propre capacité à choisir, le moment et les circonstances venus, de ne pas sombrer avec la masse de mes contemporains, jusqu’à perdre tout ce qui fait mon humanité. Alors, pour me rassurer, je lis de très nombreux ouvrages sur la Résistance et sur Jean MOULIN, comme pour me convaincre que si d’autres ont fait le choix de s’opposer à ce que la facilité et l’obéissance peuvent dicter, j’en serais capable également.

Aussi, malgré la Lumière qui éclaire nos travaux, je vais maintenant vous inviter à plonger dans ce que l’âme humaine a de plus ténébreux : sa capacité à renier ce qui est son essence même ; et tenter de comprendre les mécanismes qui permettent de faire de l’Homme un monstre.

J’ai fait le choix, à travers ce travail, d’exclure les cas de pathologies mentales ou physiques qui peuvent pousser les criminels à se révéler. Il serait en effet trop simple de s’abriter derrière des examens cliniques de psychologie pour se rassurer sur sa propre condition. J’ai également arbitrairement exclu de l’analyse les parcours individuels atypiques fonctionnant par exemple sur le mode de la vengeance, car, encore une fois, privilégier des parcours individuels conduit à une distanciation, qui confère immédiatement à l’objet de l’étude une dimension singulière.

Bref, ce qui m’a intéressé, c’est de tenter de comprendre le mécanisme par lequel des individus apparemment normaux peuvent se comporter en barbares moyenâgeux. A cet égard, l’exemple de la seconde guerre mondiale m’est apparu particulièrement éclairant. Il est bien évident que d’autres périodes ou épisodes historiques ont pu conduire à des comportements atroces. Mais la politique d’extermination suivie par l’Allemagne nazie est peut-être l’exemple le plus saisissant de paradoxe entre modernité et barbarie.

Avant d’évoquer plus précisément ces récits, je voudrais souligner que la question des conditions ou des circonstances par lesquelles un Homme perd son humanité est une interrogation maçonnique. Pour cela, j’évoquerai rapidement trois points :

En premier lieu, le rituel de l’initiation, et le regard porté par le profane à son propre reflet dans le miroir, est une invitation à chercher d’abord en soi les causes de sa propre défaillance :

En second lieu, il m’est apparu que le chemin vers la monstruosité est bien un parcours initiatique, à savoir une série d’épreuves à  affronter qui permettent de cheminer, comme si à chaque étape la conscience humaine essayait de ramener l’individu sur le bon chemin. Je commencerai donc ma présentation en évoquant ce parcours, puis les mécanismes qui permettent de l’expliquer

En troisième lieu, reste la question de savoir si la maçonnerie, en tant qu’institution visant à cultiver des valeurs humanistes, constitue pour ses membres un rempart suffisant pour ne pas sombrer.

Pour préparer cette planche, je me suis largement appuyé sur le livre de Cristopher BROWNING, intitulé Des hommes ordinaires, qui analyse l’histoire du 101ème bataillon de réserve de la police allemande et son rôle dans la mise en œuvre de la Solution finale en Pologne. Cette analyse repose sur les témoignages recueillis auprès des membres du bataillon par la Justice après la guerre. Ce bataillon, composé d’hommes des classes populaires de Hambourg a contribué, directement ou indirectement, à la mort de 83 000 juifs, dont 45 000 déportés vers les camps d’extermination et 28 000 fusillés. Je ne m’étendrai pas longuement, à travers cet exposé, sur les analyses sociologiques collectives qui ont pu expliquer comment, par une routinisation et une bureaucratisation du crime, une organisation humaine peut commettre les plus grandes atrocités. Ce qui m’intéresse ici, ce sont davantage les ressorts individuels de la décision. A ce titre, ce qui est particulièrement choquant, dans l’histoire de ces hommes, c’est que, pour une large part, ils ont eu le choix de participer ou non aux massacres!

Je commencerai par un bref rappel historique des crimes imputables à ce bataillon, en décrivant assez précisément les « modes opératoires » suivis par ces hommes, et qui reflètent bien, à mon sens, la notion de parcours, de progression dans l’atrocité. Puis, l’analyse sociologique des comportements de ces hommes permettra de mesurer à quel point les pratiques les plus barbares sont engendrées par des comportements sociaux « classiques ».

Des professionnels du  massacre

Le 101ème bataillon constitue bien une unité de la Police allemande, spécialisée dans le maintien de l’ordre public. Elle compte environ 500 membres, issus du milieu ouvrier (63%) c’est-à-dire dockers, camionneurs, ouvriers du bâtiment, matelots ou encore des petits-bourgeois (commerçants, employés de bureau) de Hambourg. Je précise que cette ville est à l’époque connue pour être une des villes les moins nazifiées d’Europe. Seuls 2% des hommes du bataillon font partie de la classe moyenne (pharmaciens ou instituteurs).

Ces hommes sont généralement trop vieux pour être mobilisés dans l’armée allemande. Ils ont en moyenne 39 ans. 25% sont membres du parti nazis. Affectés en Pologne, les policiers exécutent dans un premier temps des actions de « réinstallation », visant à déloger les populations juives pour peupler d’Allemands « racialement purs » certaines régions car les nazis manquent de main d’œuvre pour vider les ghettos. Ils prennent ensuite en charge (novembre 40) des campagnes de « pacification », qui consistent à retrouver et déporter des juifs qui se sont enfuis dans les bois et villages environnants.

La première opération funeste a lieu en juillet 1942 à Josefow. L’objectif est aussi simple que terrible : rassembler les 1800 juifs sur la place du marché de la ville, sélectionner ceux qui sont en état de travailler dans des camps et exécuter les autres : femmes, enfants, vieillards.

Lorsque le commandant TRAPP, qui mène le bataillon, présente cette opération à ses hommes, il leur fait également une proposition inattendue : si certains d’entre eux ne se sentent pas la force d’accomplir leur mission, ils pourront en être dispensés. A ce moment, seule une douzaine de policiers quitte les rangs.

La terrible mission commence à l’aube par une rafle, puis un rassemblement des juifs sur la place du marché. Parallèlement, une partie des policiers est formée à la pratique des exécutions au moyen d’une balle dans la nuque. Les juifs sont amenés par groupes de 40 dans des camions, où une quarantaine de policiers les attend. Chaque bourreau accompagne une victime dans la forêt la fait allonger par terre et tire. Puis les tireurs repartent vers les camions pour chercher un nouveau groupe de victimes.

Mais le rythme des exécutions est trop lent, alors, à la mi journée, une deuxième compagnie est appelée, dont les membres n’ont pas reçu de formation en matière d’exécution, ce qui engendre un nombre considérable de blessures atroces.

La longueur de la mission, associée à ces nouvelles conditions d’exécutions, provoque alors chez les bourreaux de nouvelles stratégies d’évitement : à l’occasion des pauses, certains se cachent dans la forêt, d’autres ratent systématiquement leurs victimes. D’autres encore procèdent à une ou deux exécutions puis demandent à leur supérieur d’arrêter, ce qui leur est accordé à chaque fois.

A ce stade, il est nécessaire d’analyser quelques points sur ce que l’auteur de l’ouvrage appelle une « initiation au massacre » et qui voit l’exécution de 1500 victimes. En premier lieu apparaît le caractère totalement improvisé de l’opération, qui conduit à faire appel à des hommes dont la maladresse fait encore monter d’un cran la barbarie. De même, rien n’est prévu pour l’enterrement des victimes ou bien la récupération des objets de valeur. Enfin le trajet en camion puis à pied du bourreau avec sa victime, qui s’accompagne parfois de brèves conversations, crée une charge émotionnelle qui rend le massacre totalement incompréhensible pour le lecteur d’aujourd’hui : ainsi certains policiers reconnaissent des juifs allemands de Hambourg, un autre converse avec un juif ancien combattant décoré de la première guerre mondiale.

Pour autant, seuls 20% des hommes ayant participé à cette mission ont, à un moment ou un autre, refusé de pratiquer une exécution. Et encore, parmi ceux-là, les motifs avancés sont moins moraux que physiques : c’est la confrontation avec la mise à mort elle-même qui fait horreur aux policiers. Au final, seuls trois hommes parmi la douzaine qui refuse d’emblée de participer, avanceront des raisons de principes dont l’un pour ses convictions communistes.

Cela dit, ce massacre ne sera pas sans conséquences sur le moral des hommes du bataillon et sur les missions qui leur seront désormais confiées : sauf exceptions, le bataillon sera spécialisé dans l’évacuation des ghettos et les déportations. Les actions visant des exécutions directes et massives seront directement pilotées par des Hiwis, des supplétifs originaires de Russie, recrutés dans les camps de prisonniers de guerre et entraînés par les SS. Il s’agit donc d’une nouvelle division du « travail » qui engendrera des tueurs encore plus efficaces et endurcis.

Il en va ainsi avec le massacre de Lomazy, qui diffère par une plus grande préparation des opérations : les Hiwis prennent en charge la plupart des exécutions. Cette fois les juifs sont déshabillés, une fosse est creusée, et les bijoux de valeur sont récupérés. Les Hommes du 101ème bataillon n’interviennent que ponctuellement lorsque les supplétifs sont trop ivres pour pouvoir tirer un coup de feu.

Au-delà de la préparation, il faut constater une effroyable efficacité de cette opération, puisqu’avec 1/3 d’hommes en moins on exécute davantage de juifs (1700) et en moitié moins de temps. Plus choquant encore, alors que les massacres sont perpétrés dans des conditions aussi atroces qu’à Josefow, puisque les juifs se succèdent dans la fosse et doivent enjamber des cadavres avant d’être fusillés à leur tour, l’opération de Lomazy n’aura pas le caractère émotionnellement traumatisant de la première. La nouvelle « organisation du travail » génère chez les tueurs du 101ème bataillon une quasi inconscience de leur propre participation au massacre. Pour caricaturer, on pourrait dire que les Hommes du bataillon semblent satisfaits, voire soulagés, de ne participer qu’à ce qu’ils considèrent comme une partie de la mission, ce qui annihile tout sentiment de culpabilité.

A mesure que le temps passe et que les massacres se succèdent, les hommes du bataillon développe une terrible efficacité dans la conduite de leurs sinistres opérations, chaque expérience ayant pour conséquence un perfectionnement des dispositifs mis en place. Et, plus le temps avance, plus la conscience éthique de l’horreur des actes perpétrés s’estompe. En cela, le chemin vers la monstruosité peut s’apparenter à un parcours initiatique, où chaque épreuve traversée renforce l’individu et le prépare à appréhender dans de meilleures conditions l’étape suivante.

Les déterminants de l’inhumanité

Reste à déterminer comment peut disparaître la conscience morale constitutive de l’humanité. Comment un individu doué de raison peut oublier les valeurs essentielles pour se corrompre dans les actes les plus odieux ? Permettez moi de citer notre Président de la République dans une récente interview au sujet de la délinquance : « Quand on commence à expliquer l’inexplicable, on s’apprête à pardonner l’impardonnable ». Quelle erreur ! C’est au contraire en cernant les déterminants, individuels ou collectifs, des actes les plus barbares que l’on crée les conditions nécessaires à leur disparition.

Dans l’exemple du 101ème bataillon de police, deux séries de déterminants sont avancés par les chercheurs. Les premiers, de portée collective, insistent sur les éléments de contexte propres à favoriser des comportements barbares. A mes yeux, ils constituent une condition nécessaires mais non suffisante. Il faut également chercher dans des comportements sociaux classiques, « normaux » au sens sociologique du terme, les ressorts qui fondent les décisions individuelles.

La première série d’explications, portant sur le contexte général des actions, repose sur deux notions : le contexte de brutalité généré par la guerre, et la portée de l’antisémitisme généré par l’endoctrinement idéologique.

Brutalité de la guerre

John Dower démontre, dans War without mercy que la guerre engendre un déchaînement de violence qui brise toute convention sociale et déshumanise. Il cite notamment l’exemple des guerres dans le pacifique où des unités américaines se vantent de ne jamais faire de prisonnier. Mais deux différences notables apparaissent avec la situation du 101ème bataillon : le déchaînement de la violence est généralement une réaction quasi épidermique à l’agression que l’individu ou son groupe a lui-même subi. Dans le cas que nous évoquons, non seulement la plupart des hommes n’ont jamais approché un champ de bataille, mais en plus leur comportement constitue la mise en œuvre d’une politique d’état froidement calculée.

Il reste que la guerre génère naturellement une bipolarisation du monde entre l’ami et l’ennemi qui favorise la déshumanisation de la victime : « La déshumanisation de l’autre contribue grandement à la distanciation psychologique qui facilite la tuerie ».

L’antisémitisme

Alors que l’antisémitisme est au cœur de l’idéologie nazie, il est paradoxalement totalement absent des justifications que donnent a posteriori les hommes du bataillon. A peine peut-on considérer que l’antisémitisme permanent développé par le régime renforce encore l’opposition « amis »/ « ennemis ».

Au fond, peut-on considérer que l’endoctrinement idéologique des hommes du bataillon explique la monstruosité des comportements ?  En réalité, l’endoctrinement des hommes de la police de réserve apparaît pour le moins sommaire, se limitant à quelques circulaires commentées au début de la mobilisation, au moment des classes. Encore faut-il préciser que les instructions traitant véritablement de l’antisémitisme ne paraissent qu’en 1943, soit après les premiers massacres du bataillon, et qu’elles ne mentionnent aucun appel au meurtre des juifs, contrairement aux bolcheviks.

Face au caractère incomplet de cette première série d’explications, les sociologues ont développé des théories permettant d’appréhender plus précisément les choix individuels, en s’appuyant sur leurs ressorts psychologiques mais surtout sociologiques.

Dans la mesure où les hommes du bataillon n’ont manifestement pas été sélectionnés par les autorités nazies, contrairement aux SS, la question est de savoir s’il existe un phénomène d’autosélection des tueurs. Théodore ADORNO développe une théorie selon laquelle : certains individus auraient des traits de personnalité qui en feraient des « fascistes potentiels » : adhésion aux valeurs conventionnelles, opposition à l’introspection, à la réflexion et à la créativité. Ils auraient une personnalité latente qui pourrait se révéler lorsque les conditions propices sont réunies, et notamment la guerre.

Cette approche pêche cependant par une certaine simplicité en ce sens qu’elle n’insiste pas suffisamment sur le contexte social des actions. En simplifiant à l’extrême, elle consiste à dire que « le nazisme était cruel parce que les nazis étaient cruels. Et les nazis étaient cruels parce que les gens cruels tendaient à devenir nazis ».

Des expériences ont été organisées pour tester cette approche psychologique du comportement monstrueux. Philip Zimbardo a notamment réalisé une expérience pénitentiaire au sein de l’université de Stanford : Le chercheur fait passer des tests psychologiques à des candidats pour éliminer les personnalités autoritaires, les gens « naturellement cruels ». Puis il sépare le groupe de candidats sélectionnés en gardiens et prisonniers. Les gardiens opèrent par équipe de trois et doivent imaginer des moyens de contrôle pour tenir une population de prisonniers beaucoup plus nombreuse. Au bout de six jours, l’expérience doit être arrêtée car la structure inhérente à la vie de la prison avait déjà engendré chez les gardiens brutalité, humiliation et déshumanisation (nudité infligée, utilisation restreinte de la salle de bain, enfermement dans des placards, obligation faite à un gréviste de la faim de tenir des aliments,…). Des pratiques sadiques se développent donc chez des gens apparemment ordinaires. La seule situation carcérale apparaît comme une condition suffisante pour produire un comportement antisocial. Le bilan est particulièrement édifiant : 1/3 de gardiens sadiques, un groupe moyen qui se montre dur mais loyal, et 20% qui se comportent sans punir les prisonniers. On peut remarquer qu’il s’agit du même découpage que pour le 101ème bataillon : 1/3 de sadiques, 20% de récalcitrants, et la masse qui se contente d’obéir aux ordres.

Conformisme et obéissance à l’autorité

Ce n’est donc pas dans des déterminismes psychologiques qu’il faut rechercher la cause des comportements déshumanisés et la faculté d’obéir à des ordres aberrants, mais bien dans des comportements sociaux ordinaires, et en particulier l’obéissance à l’autorité et le conformisme, qui sont les deux faces de la même médaille.

La tendance humaine naturelle à l’obéissance à une autorité considérée comme légitime, autrement dit à celui qui est situé plus haut dans une hiérarchie admise, a été démontrée par l’expérience de Milgram, qui a été reprise récemment dans une émission de télévision. Le chercheur teste la capacité des individus à résister à l’autorité sans menace coercitive physique. Je précise que cette absence de menace physique est bien présente chez les policiers allemands puisque leur commandant lui-même leur offre la possibilité de ne pas participer au massacre. Dans le cadre d’une prétendue étude scientifique, des volontaires « naïfs » sont chargés par une autorité scientifique d’infliger une série de chocs électriques à des acteurs complices qui simulent des cris et des douleurs d’intensité croissante. : plaintes, cris, appels à l’aide et silence fatal enfin. Le bilan est sans appel : les 2/3 des naïfs ont infligé une décharge électrique fatale. L’expérience prévoit également un certain nombre de variantes : si la personne ne voit pas l’acteur-victime, il obéit beaucoup plus. Si la personne doit toucher la victime pour lui poser la main sur la plaque de cuivre, obéissance tombe à 30%.

Dès lors, comment expliquer cette obéissance à l’autorité ? La réponse la plus évidente consiste à considérer que l’apprentissage de la vie en société, par un dispositif social de récompenses et de châtiments au sein de la famille, de l’école ou d’autres institutions, renforce la tendance à l’obéissance. L’entrée dans un système d’autorité reconnue comme légitime (la science) crée un sentiment d’obligation, et fait qu’on adopte une perspective qui est celle de l’autorité légitime : c’est une expérience scientifique et non une série de tortures. Alors se développent chez l’individu des sentiments tels que la loyauté, le devoir, qui prennent le pas sur sa responsabilité au regard des actes qu’il accomplit.

Mais ce que remarque surtout Milgram, et qui est souvent moins connu, c’est que la référence à une autorité légitime n’est souvent qu’une excuse fournie par le sujet pour se justifier a posteriori, et que le déterminant fondamental du choix de l’individu reste le conformisme. Comment serai-je perçu par mes camarades ? Dans un contexte de vie en communauté loin de ses proches, le risque que prend l’individu qui ne se soumet pas à la règle du groupe est celui du rejet, de l’isolement, infiniment plus douloureux à supporter que la culpabilité du massacre. Par un renversement paradoxal des valeurs, lorsque le commandant Trapp laisse le choix à ses hommes, celui qui rompt les rangs est perçu comme le lâche.

C’est donc parce que des mécanismes sociaux normaux sont au cœur des comportements des policiers du 101ème bataillon que des hommes ordinaires peuvent à tout moment devenir de véritables monstres.

1 Comment

  1. Adorno

    Le texte est intéressant mais la conclusion n’a rien d’originale : la violence à l’égard d’autrui recèle à la fois une part de mimétique inconsciente ( une des thèses développées par René Girard) et une part de conformisme plus réfléchi, basé sur les expériences de la vie (désir de se fondre dans la masse pour ne pas se sentir ridicule ou isolé).
    D’où il découle qu’une société fondée sur le mensonge et la domination de l’autre, tous deux moteurs de la société capitaliste d’essence libérale, privilégie l’arrivée au pouvoir d’hommes capables d’en tolérer la violence sociale, sans la considérer comme telle. Bref votre 101eme bataillon est à nouveau prêt au service, n’en doutez pas une seconde, mais il fera ça de manière plus soft et moins visible.
    C’est bien la thèse d’Adorno que vous citez à bon escient, mais sans montrer la richesse de sa pensée.

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