Travaux

Victor Hugo, une pensée maçonnique ?

Comme beaucoup d’entre vous, j’imagine, j’ai été très jeune confronté à l’œuvre littéraire de Victor Hugo. A croire qu’une partie de l’instruction républicaine des enfants passe immanquablement par l’apprentissage de ses poèmes ou la lecture des Misérables… J’avoue qu’il m‘a fallu pratiquement une vingtaine d’années pour que ce que je prenais auparavant pour une sorte de gavage littéraire laisse la place à une véritable admiration pour son art de l’écriture, qui confine bien souvent au génie.

J’avais donc envie de profiter de l’occasion qui m’est donnée pour évoquer devant vous Victor Hugo. Et comme cet homme pourrait occuper un cours d’une centaine d’heures au Collège de France, j’ai pris le parti de faire l’impasse sur l’artiste pour évoquer l’homme politique, souvent moins connu. Evidemment, chacun a entendu parler du discours au Congrès de la paix, lorsque qu’il appelle à la création des « Etats-Unis d’Europe », ou encore de son combat acharné pour l’abolition de la peine de mort.

Au-delà de son éloquence parlementaire, que j’aurai l’occasion de souligner dans la suite de cet exposé, j’ai voulu me concentrer sur son parcours politique atypique. Là où les hommes politiques français passent classiquement du progressisme romantique à un conservatisme blasé, comme, selon une expression que mon professeur d’histoire attribuait à Jaurès « ces jeunes cons de gauche qui feront les vieux connards de droite », pourquoi Victor Hugo quitte-t-il entre 1849 et 1850 les bancs d’une droite de plus en plus réactionnaire pour soutenir définitivement les républicains. Comment celui qui a été nommé Vicomte et Pair de France en 1845 par privilège royal, qui fait son possible pour maintenir la monarchie durant les journées révolutionnaires de février 1848, qui lâche Lamartine quelques mois plus tard pour soutenir l’élection de Bonaparte, a-t-il pu rompre aussi profondément avec sa famille politique ?

Cette rupture tient finalement en quelques mots : liberté politique, égalité sociale, et laïcité de l’Etat.

Face à ce constat, je me suis rappelé que je suis arrivé dans cette Loge avec la croyance qu’Hugo était franc-maçon, ce qui est une erreur historique. Toutefois, plus j’avançais dans mes recherches, plus je réalisais que la raison fondamentale qui explique son évolution politique est bien l’affirmationdes valeurs humanistes que nous défendons. D’où cette idée saugrenue qui constitue le cœur du travail que je vous présente aujourd’hui : et si Victor Hugo était franc-maçon sans le savoir ? Je précise tout de suite que cette question n’est qu’un prétexte destiné à organiser ma réflexion, et ne revêt aucun caractère de vérité historique.

Mais si l’on veut bien admettre que les débats parlementaires de l’époque étaient au moins aussi impressionnants pour l’individu qu’un passage sous le bandeau, force est de reconnaître que le profane Hugo a traversé toutes les épreuves :
L’épreuve de la terre à travers l’exil vers les îles anglo-normandes, après avoir le premier dénoncé publiquement le pouvoir de celui qu’il appelle « Napoléon le Petit »,
L’épreuve de l’eau avec la noyade de sa fille
L’épreuve du feu lorsqu’il s’interpose entre les insurgés et l’armée en juillet 1848
L’épreuve de l’air… l’air du temps. Un artiste populaire qui n’a pourtant jamais eu le vent en poupe aux yeux de la critique : Charles Maurras « C’est une décadence de l’art poétique français que Hugo représente ». Viennet, dans Le Journal à propos de Ruy Blas : La plus grande preuve de la liberté dont nous jouissons à Paris c’est qu’un fou pareil courait les rues impunément

Au-delà des valeurs humanistes qui s’affirment dans son évolution politique, Hugo maîtrise également le discours symbolique et le vocabulaire propre aux travaux de nos ateliers.

I Une pensée symboliste

Ce fut sans doute ma plus grande surprise lorsque j’ai entrepris mes recherches sur Victor Hugo. Bien qu’étranger aux rituels et aux métaphores maçonniques, il maîtrise, inconsciemment mais parfaitement, notre symbolique, au point de créer un doute dans l’esprit du lecteur initié. Est-il possible que cet homme si cultivé écrive de façon totalement innocente des textes dignes de figurer dans des planches symboliques ?

Ainsi ce poème qui se veut une dénonciation de l’idéologie communiste dans laquelle Hugo ne voit que la recherche de l’uniformité sous prétexte de promotion de l’égalité :

Ils combinent Lycurgue et le pacha du Caire
L’homme enregistré naît et meurt sous une équerre
Le pied doit s’emboîter dans le niveau, le pas
Doit avant de s’ouvrir consulter le compas
De cette égalité dure et qui vit à peine,
La Liberté s’en va, vieille républicaine,
Car elle est la rebelle et ne sait pas plier
Chacun doit à son heure entrer à l’atelier,
Chacun a son cadran, chacun a sa banquette,
L’homme dans un casier avec une étiquette.

Abandonnons encore un instant le parcours politique de Hugo pour nous intéresser à un autre aspect de ses écrits qui témoigne d’une certaine filiation avec la pensée maçonnique. Il s’agit d’un chapitre de Notre Dame de Paris intitulé Ceci tuera cela, dans lequel l’auteur délivre une vision personnelle de l’architecture, et qui suscitera sans aucun doute une réflexion chez les maçons. Pour mémoire, l’expression « Ceci tuera cela » est prononcée par l’archidiacre Frollo, alors qu’il contemple Notre Dame assis devant un livre, et poursuit en disant «  le livre tuera l’édifice ». Hugo enchaîne alors avec l’une de ses nombreuses digressions au cours de laquelle il livre une explication à cette phrase pour le moins énigmatique.

Une première pensée, relativement simple, découle de l’expression « Ceci tuera cela » et consiste à dire que les connaissances diffusées dans les livres remporteront progressivement la victoire face aux dogmes religieux : « qui voit dans l’avenir l’intelligence saper la foi, l‘opinion détrôner la croyance ».

Plus fondamentalement, Hugo développe une argumentation autour du rôle social de l’architecture et de l’imprimerie, qui, selon moi, interroge toute la symbolique des francs-maçons. Pour l’auteur, la pièce d’architecture et le livre ont successivement rempli le même rôle dans les sociétés humaines : conserver dans l’histoire la mémoire des idées. Au moment où les connaissances humaines se développent de telle sorte que la parole seule ne peut en garantir l’intégrité, « on les transcrivit sur le sol de la façon la plus visible ».

Ainsi, les œuvres architecturales se complexifient parallèlement à la pensée humaine : « On plantait une pierre debout, c’était une lettre… Plus tard on fit des mots. On superposa la pierre à la pierre (Hugo donne alors l’exemple du dolmen ou du tumulus étrusque)… Enfin on fit des livres… ces livres merveilleux qui étaient aussi de merveilleux édifices : le temple de Salomon… Durant les six mille premières années du monde… l’architecture a été la grande écriture du genre humain ».

Preuve de cette imbrication profonde entre l’esprit humain et la production architecturale, chaque style d’architecture correspond pour Hugo à un système de pensée : « Toute civilisation commence par la théocratie et finit par la démocratie… Cette loi… est écrite dans l’architecture…Prenons pour exemple le Moyen-Âge… Durant sa première période, la théocratie organise l’Europe… le christianisme… rebâtit un nouvel univers hiérarchique dont le sacerdoce est la clef de voûte… puis on voit peu à peu sous le souffle du christianisme … surgir des déblais des architectures mortes, grecque et romaine, cette mystérieuse architecture romane, sœur des maçonneries théocratiques de l’Egypte et de l’Inde…Dans ces architectures, il semble que la raideur du dogme se soit répandue sur la pierre comme une seconde pétrification  ».

Puis, à mesure que le pouvoir féodal s’affirme contre le pouvoir théocratique, la physionomie des monuments évolue pour aboutir à la construction des cathédrales, qui témoigne d’une véritable liberté artistique après l’austérité pesante de l’art roman : « La pensée alors n’était libre que de cette façon…[en construisant des cathédrales]. Sans cette forme édifice, elle se serait vue brûler en place publique. La pensée n’ayant que cette voie, la maçonnerie, pour se faire jour, elle s’y précipitait de toute part…Sous prétexte de bâtir des églises à Dieu, l’art [comme la pensée] se développait dans des proportions magnifiques ». La maçonnerie comme le moyen d’expression libre d’un système de pensée qui s’émancipe du pouvoir théocratique. Comment ne pas voir dans cette démonstration les raisons qui ont poussé nos prédécesseurs à s’inscrire dans la tradition et la symbolique des maçons opératifs. Pour sûr, ce n’est pas dans cet esprit qu’Hugo rédige ce texte qui pourtant se révèle une analyse approfondie des origines de notre Ordre.

J’invite ceux qui le souhaitent à se plonger dans ce texte d’une dizaine de pages pour comprendre de quelle manière, selon Hugo, l’imprimerie supplante définitivement au quinzième siècle l’architecture en tant qu’art social total, c’est-à-dire intégrant l’ensemble des avancées de l’esprit humain.

II Une pensée sociale

La portée sociale de l’œuvre de Victor Hugo culmine avec la parution des Misérables en 1862, salué par toute la critique comme un mauvais roman, mais surtout comme un écrit dangereux et subversif, louant les bas instincts et les pratiques déviantes du peuple. Qui sont en effet les héros de cette histoire ? Un bagnard évadé qui vole un évêque et devient riche, la fille d’une prostituée qui vend ses cheveux et ses dents, un enfant de la rue qui vole et monte sur les barricades, un noble qui renonce à son héritage et appelle à la Révolution. Qui est le méchant ? Un policier, un représentant de l’Ordre moral qui est aveuglé par son obsession de la Loi qui, aux yeux du lecteur, est contraire à la Justice.

Les réactions sont immédiates et quasiment unanimes :
Lamartine à propos des Misérables Une épopée de la canaille. La plus terrible des passions à donner aux masses, c’est la passion de l’impossible. C’est un livre dangereux pour le peuple parce qu’il lui fait espérer l’avènement d’une société inatteignable.

Flaubert : « Un ouvrage fait pour la crapule catholico-socialiste, pour toute la vermine philosophico-évangéliste »

Le Journal des Débats : Monsieur Hugo n’a pas fait un traité socialiste. Il a fait une chose que nous savons par expérience beaucoup plus dangereuse, il a mis la Réforme sociale dans le roman ; il lui a donné la vie qu’elle n’avait pas dans les fastidieux traités où s’étale obscurément sa doctrine »

Finalement, l’idée la plus subversive qu’Hugo défend est que la misère n’est pas une fatalité sociale ou la face cachée de la divine Providence.

Soyons clairs : il serait faux d’affirmer qu’Hugo fut un militant socialiste, comme en témoigne cette phrase prononcée durant la campagne électorale à l’Assemblée constituante en juin 1849 : « J’ai lu les écrits de quelques socialistes célèbres, et j’ai été surpris de voir que nous avions au XIXème siècle en France tant de fondateurs de couvents ».

Pour autant, les idées sociales, la lutte contre la misère, les réflexions autour du partage des richesses font partie intégrante de l’idéologie hugolienne. Ainsi ce texte sur la notion de propriété et la création de valeur :

« Le pauvre là-dessus l’accord est unanime
Souvent vole le riche. Eh bien de son côté
Le riche peut voler le pauvre en vérité…
Ce franc, certes est à moi le riche, à moi le maître,
Il est à moi si peu que si par la fenêtre,
Je le jette à la mer, je le vole. A qui donc ?
Aux pauvres…
Le prodigue est voleur et l’avare est voleur.
Car avoir c’est devoir ; car celui qui dissipe
Ou thésaurise, fait une plaie au principe ;
Car ayant tout, il a commis, entends-tu bien,
L’affreux crime d’avoir volé ceux qui n’ont rien »

Si Hugo doit être classé, sur le plan économique, parmi les libéraux, il n’est pas pour autant un capitaliste au sens où il considère que la valeur ajoutée doit être réinvestie ou redistribuée pour financer l’enrichissement de la nation.

Ces mêmes préoccupations le conduisent à rédiger des projets de discours qu’il n’aura pas l’occasion, ou n’osera pas prononcer à la fin des années 1840, sur la situation des prisons où la question sociale : « Vous prenez au peuple son capital – le capital du travail- sous la forme d’impôts pour lui en rendre une parcelle sous la forme d’aumône et vous appelez ça l’assistance publique ! Vous ressemblez à un chirurgien qui couperait à un homme sa jambe saine pour avoir le plaisir de lui faire ensuite une jambe de bois »

Au fond, deux principes insurmontables le séparent de l’idéologie socialiste contemporaine : la propriété privée qu’il soutient et la Révolution qu’il a en horreur. La vie politique de l’époque reste marquée d’un côté par ceux qui assument la période de la Terreur Révolutionnaire et de l’autre ceux qui la condamnent. Bien que n’ayant pas connu cette époque, Hugo fait partie d’une classe politique traumatisée par les excès de violence de la Terreur, qui constitue une sorte d’épouvantail, contre lequel sont repoussées, avec une certaine malhonnêteté intellectuelle toutes les idées progressistes. Hugo ne vit que dans la crainte quasi paranoïaque d’un retour de cette Terreur et récuse à ce titre tout mouvement insurrectionnel. Il assume la Révolution française dans son objectif politique et comme une volonté de détruire les mécanismes qui soutiennent la tyrannie, mais il préfère, au milieu du XIXème siècle, recomposer la société pour plus de justice et de démocratie, plutôt que d’en bouleverser les fondements.

C’est la raison pour laquelle, comme bon nombre de ses contemporains, il ne soutiendra pas la Commune. Dans une France occupée par les allemands, au moment où la République se relève à peine et reste fragile, il lui semble que toute tentative insurrectionnelle qui vient en réaction aux résultats du suffrage universel et appelle, de près ou de loin, à la mise en place d’une dictature de classe, n’est en réalité qu’une volonté de remettre en cause la République qui implique par nature la suppression de toute domination de classe. Bref, pour Hugo, ce n’est ni la bonne méthode ni le bon moment. Et le décret visant à l’exécution des otages ou la décision d’abattre la colonne Vendôme ne font que le conforter dans son analyse et dans ses craintes.

Pourtant, alors que a bonne société parisienne voue aux gémonies les communards et leurs idées (George Sand « Cette Commune est une crise de vomissements, les saturnales de la folie ». Dumas fils parlant des Communards : « Nous ne dirons rien de leurs femelles par respect pour les femmes, à qui elles ressemblent quand elles sont mortes. »), Hugo reste intrigué, voire admiratif des idéaux portés durant l‘épisode de la Commune : « Ce que représente la Commune est immense, elle pourrait faire de grandes choses, elle n’en fait que des petites…Je suis un homme de Révolution. J’accepte donc les grandes nécessités, à une seule condition : c’est qu’elles soient la confirmation des principes et non leur ébranlement…Ce qu’on appelle l’exagération est parfois utile…Mais dans les actes de la Commune ce n’est pas à l’exagération des principes qu’on a affaire, c’est à leur négation. La Commune est une grande chose mal faite… »

Il ajoute même que dans un autre contexte, il aurait pu adhérer au projet communard : « Supposons un temps normal, la Commune fait la loi parisienne qui sert d’éclaireur et de précurseur à la loi faite par l’Assemblée…peut abolir la peine de mort, proclamer le droit de la femme…Mais, dira-t-on, c’est mettre un Etat dans l’Etat ? Non, ce sera mettre un pilote dans le navire ».

C’est pourquoi, une fois la dernière barricade tombée, il se rue au secours des vaincus, leur offrant l’asile en Belgique (ce qui lui vaut d’être expulsé de ce pays) et monte régulièrement à la tribune de l’Assemblée pour soutenir l’amnistie et la grâce des Communards : la répression est pire que l’insurrection, puisqu’elle est organisée par un pouvoir vainqueur, démocratique et légitime.

Mais revenons au cœur de notre exposé, à savoir l’évolution politique d’Hugo au tournant des années 1850. A cette époque, l’auteur est donc un républicain social, conservateur parce que non révolutionnaire, mais progressiste parce que non réactionnaire. Ce progressisme marqué constitue d’ailleurs le premier coup de semonce entre la majorité politique issue du scrutin de 1849 et Victor Hugo, par l’intermédiaire de la proposition de loi déposée par Armand de Melun et relative à la prévoyance et à l’assistance publique. Il s’agit d’un projet qui fait partie intégrante du programme politique de la majorité conservatrice, dans l’objectif de couper l’herbe sous le pied des socialistes en proposant une sorte de réponse « démocrate chrétienne » à la question de la misère. En privant le socialisme du monopole de la lutte contre la misère, la majorité permettra à la fois de stabiliser les institutions politiques et de mettre fin à la famine qui ronge notamment Paris : « C’est l’anarchie qui ouvre les abîmes, mais c’est la misère qui les creuse »

Mais à peine élus, les nouveaux députés abandonnent les promesses de campagne au double motif que l’assistance publique constitue une remise en cause de la propriété privée et par conséquent ouvre la voie au communisme, et que la misère n’est après tout que le résultat de la divine Providence.

S’ensuit alors un débat parlementaire extrêmement houleux, où Hugo dénonce à la tribune des propos tenus en privé par des députés et se trouve, pour la première fois, soutenu par l’opposition quand il affirme : « Je ne suis pas, Messieurs, de ceux qui croient qu’on peut supprimer la souffrance en ce monde, la souffrance est une loi divine, mais je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu’on peut détruire la misère ! ».

Cet épisode parlementaire marque le premier conflit ouvert entre Hugo et « sa » majorité. Il note alors dans un carnet personnel « Elu de cette majorité ? Préférer la consigne à la conscience ? Non ! ». Il confirmera publiquement cette rupture au nom de la politique sociale quelques années plus tard à la tribune de l’Assemblée, au moment où la République est menacée par la tentation impériale, lorsqu’il s’écrie : « Ce que nous voulons : plus de paupérisme et plus de monarchisme ! La France ne sera tranquille que lorsqu’on aura vu disparaître… tous ceux qui tendent la main, depuis les mendiants jusqu’aux prétendants ».

Mais la rupture définitive portera sur une autre question toute aussi cruciale pour un vrai-faux franc-maçon : la liberté de conscience.

III La liberté absolue de conscience

A bien des égards, l’œuvre littéraire et politique de Victor Hugo porte la marque d’un visionnaire. Mais le plus grand mépris à lui témoigner consisterait à essayer d’en faire un prophète, unique représentant d’une Vérité définitive et immuable. Le respect invite au contraire à souligner les arguments qui ne parviennent pas à nous convaincre. Reconnaissons-le, Victor Hugo n’est pas un précurseur de la république laïque au sens où elle émergera au tournant du siècle. En particulier, il attache une importance à la liberté de l’enseignement ou à la distinction entre éducation et instruction qui ne correspond pas aux conceptions laïques modernes.

Pour autant, il défend entre juin 1849 et janvier 1850 un attachement total à deux principes, qui sont au fond une définition, parmi d’autres, de la laïcité : la séparation du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel et la liberté absolue de conscience au sein de l’enseignement. Et c’est sur ces sujets autour desquels s’est construite notre propre tradition philosophique qu’Hugo rompt totalement et définitivement avec la majorité.

La question de la séparation entre spirituel et temporel s’illustre particulièrement au moment de l’intervention des troupes françaises en Italie pour secourir le Pape. S’il soutient au départ le cadrage de Bonaparte et de Tocqueville, Ministre des Affaires Etrangères, qui fixe les conditions au rétablissement du Pape, à savoir « amnistie générale, sécularisation de l’administration, code Napoléon et gouvernement libéral », il se méfie de l’appel de la majorité à la répression papale une fois son pouvoir rétabli. Le 17 octobre, Hugo dîne chez Bonaparte et croit avoir son soutien mais le Président fait volte face, laissant Hugo seul face à la majorité et déclamant à la tribune, sous les hourras de la gauche « On vient de rétablir l’Inquisition ! ».

Le second élément porte sur le respect de la liberté de conscience dans le cadre de l’enseignement. La jeunesse est chez Hugo, avec la misère, le point central de la pensée politique : c’est par l’éducation de la jeunesse aux idéaux républicains que l’on pourra ancrer la démocratie et faire disparaître les insurrections, toujours susceptibles de se métamorphoser en répression terroriste. D’où sa volonté de préserver les enfants des enseignements des religieux qui tentent, au nom du dogme, de contrarier le développement naturel de la raison :

« Avoir été enseigné dans sa première enfance par un prêtre est un fait dont on ne doit parler qu’avec calme et douceur ; ce n’est ni la faute du prêtre, ni la vôtre. C’est dans des conditions que ni l’enfant ni le prêtre n’ont choisies, une rencontre malsaine de deux intelligences, l’une petite, l’autre rapetissée ; l’une qui grandit, l’autre qui vieillit…Le prêtre n’est pas coupable…il a été lui-même anciennement le patient de cet enseignement dont il est aujourd’hui l’opérateur : devenu maître, il est resté esclave. De là ses leçons redoutables. Quoi de plus terrible que le mensonge sincère ? Le prêtre enseigne le faux, ignorant le vrai ; il croit bien faire… il donne on ne sait comment quelque courbure à l’esprit [de l’enfant], c’est de l’orthopédie en sens inverse… Cet enseignement inocule aux jeunes intelligences la vieillesse des préjugés… »

Que l’on ne s’y trompe pas, Hugo est un véritable croyant. Mais il refuse l’institutionnalisation de la croyance, par laquelle un groupe tente d’asseoir une hégémonie idéologique qui ne sert finalement que ses intérêts directs. Alors lorsque la majorité conservatrice présente la loi Falloux qui, sous prétexte d’organiser la liberté de l’enseignement, met en place un monopole de l’Instruction publique au profit du clergé, Hugo prend définitivement la tangente.

Le discours parlementaire prononcé le 15 janvier 1850 est mémorable parce qu’il marque l’évolution politique définitive d’Hugo, mais également parce que s’affirme la marque de fabrique du discours hugolien : recours permanent aux antithèses et fausses improvisations en réponse à des protestations qu’il suscite.

Ce discours est construit en deux mouvements. Dans un premier temps, Hugo rappelle l’idéal de l’enseignement républicain « Pour moi, l’idéal de cette question de l’enseignement, le voici : l’instruction gratuite et obligatoire… Un grandiose enseignement public…partant de l’école de village et montant de degré en degré jusqu’au Collège de France…A côté de cette magnifique instruction gratuite, je placerais sans hésiter la liberté d’enseignement pour les congrégations religieuses…et je n’aurais pas besoin de lui donner le pouvoir inquiet de l’Etat pour surveillant, parce que je lui donnerais l’enseignement gratuit de l’Etat pour contre poids… » Mais comme cette situation idyllique n’est pas accessible immédiatement, Hugo en conclut que le contrôle de l’Etat est, au moins temporairement, nécessaire, mais sous certaines garanties : «Je veux la surveillance de l’Etat, et comme je veux cette surveillance effective, je veux l’Etat laïque, purement laïque, exclusivement laïque…J’entends maintenir…cette antique et salutaire séparation de l’Eglise et de l’Etat, qui était l’utopie de nos pères…Non que je veuille proscrire l’enseignement religieux…il est, selon moi, plus nécessaire aujourd’hui que jamais… Il y a un malheur dans notre temps, c’est une certaine tendance à tout mettre dans cette vie…On ajoute à l’accablement des malheureux le poids insupportable du néant et, de ce qui n’est que souffrance, c’est-à-dire une loi de Dieu, on fait le désespoir…Notre devoir à tous, c’est de dépenser le maximum d’énergie sociale pour combattre et détruire la misère, et en même temps de faire lever toutes les têtes vers le ciel…Ce qui allège la souffrance,…c’est d’avoir devant soi la perpétuelle vision d’un monde meilleur ».

Cette première partie du discours place le laïc moderne dans une certaine perplexité : si l’on peut s’accorder avec l’idée selon laquelle le contrôle de l’Etat sur l’enseignement des congrégations est indispensable, Hugo semble accorder une importance considérable à l’enseignement religieux et dresse même une perspective d’autonomie totale entre enseignement public et privé. Mais il ne faut pas se méprendre sur ce premier passage. Celui-ci vise non seulement à affirmer des convictions et à rappeler qu’il est croyant, mais constitue surtout un exercice de rhétorique destiné à conforter les députés de droite, leur faire baisser la garde, balayer par avance les procès en mécréance et autres arguments faciles qui pourraient lui être opposés pour mieux leur porter un coup fatal.

Ce coup de grâce parlementaire ne tarde pas à venir :

Je veux l’enseignement religieux, mais je veux celui de l’Eglise et non celui d’un parti…Je m’adresse donc au parti clérical…Je ne veux pas vous confier l’enseignement de la jeunesse, l’âme de nos enfants…c’est-à-dire l’avenir de la France…parce que vous la confier, ce serait vous la livrer…Je ne veux pas que ce qui a été fait par nos pères soit défait par vous. Après cette gloire, je ne veux pas de cette honte…Votre loi est une loi qui a un masque…C’est une pensée d’asservissement qui prend les allures de la liberté…Je ne vous confonds pas, parti clérical, avec l’Eglise, pas plus que je ne confonds le chêne avec le gui. Vous êtes les parasites de l’Eglise, vous êtes la maladie de l’Eglise…Vous êtes non les croyants, mais les sectaires d’une religion que vous ne comprenez pas… [le parti clérical] a fait défense à la science et au génie d’aller au-delà du missel, et veut clôturer la pensée dans le dogme. Tous les pas qu’a faits l’intelligence de l’Europe, elle les a fait sans et malgré lui. [L’histoire du parti clérical] est écrite dans l’histoire du progrès humain, mais au verso….Si le cerveau de l’humanité était là devant vos yeux, à votre discrétion, ouvert comme la page d’un livre, vous y feriez des ratures…Le parti clérical veut des peuples à instruire ! Fort bien ! Voyons vos élèves… Qu’est ce que vous avez fait de l’Espagne ?… L’Espagne a perdu, grâce à votre joug d’abrutissement qui est un joug de dégradation et d’amoindrissement, ce secret de la puissance qu’elle tenait des Romains, ce génie des arts qu’elle tenait des Arabes, ce monde qu’elle tenait de Dieu, et, en échange de tout ce que vous lui avez fait perdre, elle a reçu de vous l’Inquisition…L’Inquisition tient encore, à l’heure qu’il est, au moment où je parle, dans la Bibliothèque du Vatican, les manuscrits de Galilée, clos sous les scellés de l’Index… C’est un jeu redoutable que de laisser entrevoir à cette France quelque chose de semblable à l’idéal que voici : la sacristie souveraine, la liberté trahie, l’intelligence vaincue et liée, les livres déchirés, le prône remplaçant la presse, la nuit faite dans les esprits par l’ombre des soutanes et les génies matés par les bedeaux…Si vous ne voulez pas du progrès, vous aurez les révolutions ! Aux hommes assez insensés pour dire : l’Humanité ne marchera plus, Dieu répond par la terre qui tremble ».

Conclusion

Je terminerai en essayant d’apporter des réponses aux questions soulevées au début de cet exposé. Pourquoi Hugo franchit-il le Rubicond parlementaire ?

Sur le plan politique, force est de reconnaître que ce n’est pas tant Hugo qui bascule à gauche que ses condisciples qui s’affirment de plus en plus conservateurs, cléricaux, voire carrément réactionnaires. Hugo reste en quelque sorte immobile dans un environnement politique qui se déplace vers la droite.

Sur le plan idéologique, le plus important, la rupture avec la majorité conservatrice repose sur l’affirmation d’un soutien indéfectible non seulement à la République, mais à la République sociale, à la République laïque. Le fondement philosophique de son parcours politique sera au fond parfaitement synthétisée par Jaurès un peu plus tard dans la formule célèbre : « La République française doit être laïque et sociale. Mais elle restera laïque  parce qu’elle aura su rester sociale».

C’est en ce sens que je voulais souligner que Victor Hugo, bien qu’étant resté profane, est l’un des plus dignes représentants des valeurs qui nous réunissent et animent nos réunions.

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